Accéder au contenu principal

Ils ont des drapeaux noirs en berne sur l'espoir

Bon, la poussière retombe doucement sur la lamentable affaire Black M. Donc c'est le moment d'y regarder de plus près et de tenter de mettre en évidence les points aveugles de tout ce bordel.

Rappelons les faits : dans le cadre des commémorations de la boucherie de Verdun*, quelqu'un avait eu l'idée d'organiser pour les jeunes un concert du rappeur Black M. Scandale général, qui semble largement déborder des rangs du FN et des extrêmes, que l'on crédite néanmoins de l'annulation subséquente.

Le pauvre garçon a eu beau rappeler que son grand-père tirailleur sénégalais, c'était trop tard, il s'est retrouvé précisément dans le rôle du noir à pantalon rouge fauché par la mitraille dans les trois premières secondes de l'engagement. Au moins, de ce point de vue là, vous me direz que c'est raccord.

Ce que je pige pas, c'est que les décideurs n'aient pas anticipé le truc. Parce que sans même parler de scandale, il y avait quand même là une faute de goût caractérisée. Alors, je suis peut-être de parti pris, parce que je n'aime pas particulièrement le rap (à quelques exceptions près, comme certains truc des mecs d'IAM, par exemple, ou le Real Slim Shady d'Eminem, mais ça c'est surtout à cause de la référence évidente à Hunter S. Thompson), donc le truc me semble absurde de base. Mais ça aurait été aussi idiot d'organiser un concert de Mike Brant, de Plastic Bertrand ou du petit Jordy. Qui n'auraient peut-être pourtant pas déchaîné les mêmes passions. Ce n'est donc pas seulement une question de bon goût. D'autant que le bon goût n'étouffe pas notre pays, voir ces défilés militaires organisés systématiquement le jour anniversaire de la mort de Léo Ferré, et que je trouve du coup assez insultants pour la mémoire du bonhomme.

Le fait que l'homme par qui le scandale est arrivé soit jeune, rappeur et semble-t-il prompt à des déclarations provocantes a beaucoup joué. Faut dire qu'il y en avait des gratinées**.

Et là, faut peut-être revenir en arrière sur l'histoire des contre-cultures. Parce que c'est précisément de ça qu'il s'agit. C'est à intervalle réguliers qu'émergent des mouvements, notamment dans le domaine musical, qui se construisent sur la dénonciation d'une culture vue comme dominante. Il y a eu dans le genre le jazz, le rock, le punk, etc. Qu'il y ait eu des parts de fabrication commerciale là-dedans (Sex Pistols, anyone ?) n'enlève rien au fait qu'à chaque fois, un groupe social s'est reconnu dedans et en a fait l'étendard et le moyen d'expression de ses révoltes. En jouant à chaque fois sur les tabous de la culture qu'il attaquait : il n'y a pas de différence fondamentale entre l'utilisation du mot "kouffar" par un rappeur d'aujourd'hui et celle de la croix gammée par les punks d'il y a quarante ans. Des gamins trouvent des moyens de choquer le bourgeois et, quelque part, ils sont dans leur rôle (et le bourgeois qui gueule est dans le sien). Après, il suffit de rapprocher le discours dominant sur ces musiques à diverses périodes : les autodafeurs de disques rock des années 50***, les contempteurs du rock psychédélique des années 70, les inquiets de l'association grunge/carabine des années 90 ou les dénonciateurs du rap actuel emploient globalement les mêmes arguments et les articulent de la même façon. Sur un siècle et demi, vous trouvez le même processus et le même glissement avec le roman, le roman populaire, les comics et la BD puis les jeux vidéo.

Ça génère aussi les mêmes théories du complot moisies à base de "musique du diable", par des gens qui semblent s'étonner que les maisons de disque voient à chaque fois dans l'émergence d'une contre-culture un moyen de faire du pognon, ce qui conduit à chaque fois à une édulcoration et à des mises en scène ridicules : de la même façon que les arguments des antis se répètent, on voit émerger des clashs plus ou moins fabriqués du genre Beatles/Stones, Oasis/Blur, Booba/Rohff et ainsi de suite. La polarisation aide à créer de l'identité et un sentiment d'appartenance, et génère artificiellement de la loyauté envers l'un ou l'autre protagoniste, et donc de la vente de disques et de places de concert.

Ce qui nous amène au point de bascule de toute contre-culture : le moment où elle est à peu près complètement absorbée dans la culture dominante parce qu'elle a été désamorcée, parce que la première génération a vieilli, et que les suivantes finissent par en créer une autre. L'aura contestataire devient un moyen de s'encanailler à peu de frais****, on distribue des prix mainstream, et la messe est dite. La Défai… Pardon… La Victoire de la Musique attribuée à Maître Gims ou le fait qu'on pense à Black M pour chanter à Verdun sont le signe qu'on en est arrivé là pour le rap. Si elle était particulière par son ampleur et son résultat, la levée de boucliers contre le concert n'est qu'un combat d'arrière garde. Ce qui est quand même pas la vocation d'un tirailleur sénégalais.

Bon, et pour illustrer mon propos, je m'en vais récupérer une chanson de Black M, tiens :

Ce son est une dédicace à monsieur Romejko 
Vous vous souvenez ? Çui d'la météo 

Oui, monsieur Romejko, non 
J'suis presqu'en maison d'retraite ou à l'hosto', non 
J'ferai des AVC,  monsieur Romejko 
Là où les vieilles dames te kiffent, monsieur Romejko 
Oui, oui, oui, oui, oui,  monsieur Romejko 
Je regarde les chiffres et les lettres monsieur Romejko 
C'est pour mes gars sous Stilnox monsieur Romejko
Si vous voulez, on s'tweete,  monsieur Romejko 

Et ainsi de suite.

Bon, je vais me remettre un Bauhaus ou un Joy Division pour me nettoyer les oreilles, moi.


*Celle qui avait permis à Philippe Pétain de se tailler un costard de héros, rappelez-vous.

**Comme celle où il parlait de faire "payer au triple" et où il parlait probablement du prix des attrapes touristes sur Jemaa El-Fna, à tous les coups.

***Et essayez de lire l'article du jeune Philippe Bouvard sur ce concert rock à Nation qui l'horrifiait. C'est beaucoup plus drôle que quarante saisons des Grosses Têtes. Sauf que ça ne le fait pas exprès.

****Ce qui est intéressant, c'est de voir comment l'oligarchie bourgeoise tente de se réapproprier ce qu'elle perçoit comme des contres cultures en voie de massification : c'est Chirac avec la petite culotte de Madonna, c'est la petite Marion Maréchal-Nous-Voilà qui disait il y a quelques années "Il y a un rappeur que j'aime bien, même si je ne suis pas d'accord avec tout ce qu'il dit sur le fond, mais je trouve qu'il a un talent d'écriture, c'est Youssoupha. J'aime beaucoup Sexion d'Assaut et Maître Gims aussi".

Commentaires

Benoît a dit…
Ah, c'est pas un gag l'extrait de la chanson? Je ne te remercie pas de m'avoir fait découvrir ça.
Alex Nikolavitch a dit…
c'est un léger détournement.
Zaïtchick a dit…
1°) Z'auraient mieux fait de programmer le rap des garçons-bouchers, ç'aurait été raccord.
2°) Faut être un putain de bobo pour avoir une idée aussi con à la base.
3°) Pétain s'est taillé un costard de héros dans la peau des autres (genre Nécronomicon du prêt à porter.)
4°) ça t'étonne que Marion Le Pen aime les Sections d'assaut ?

Posts les plus consultés de ce blog

Back to back

 Et je sors d'une nouvelle panne de réseau, plus de 15 jours cette fois-ci. Il y a un moment où ça finit par torpiller le travail, l'écriture d'articles demandant à vérifier des référence, certaines traductions où il faut vérifier des citations, etc. Dans ce cas, plutôt que de glander, j'en profite pour avancer sur des projets moins dépendants de ma connexion, comme Mitan n°3, pour écrire une nouvelle à la volée, ou pour mettre de l'ordre dans de vieux trucs. Là, par exemple, j'ai ressorti tout plein de vieux scénarios de BD inédits. Certains demandaient à être complétés, c'est comme ça que j'ai fait un choix radical et terminé un script sur François Villon que je me traîne depuis des années parce que je ne parvenais pas à débusquer un élément précis dans la documentation, et du coup je l'ai bouclé en quelques jours. D'autres demandaient un coup de dépoussiérage, mais sont terminés depuis un bail et n'ont jamais trouvé de dessinateur ou d

Le Messie de Dune saga l'autre

Hop, suite de l'article de l'autre jour sur Dune. Là encore, j'ai un petit peu remanié l'article original publié il y a trois ans. Je ne sais pas si vous avez vu l'argumentaire des "interquelles" (oui, c'est le terme qu'ils emploient) de Kevin J. En Personne, l'Attila de la littérature science-fictive. Il y a un proverbe qui parle de nains juchés sur les épaules de géants, mais l'expression implique que les nains voient plus loin, du coup, que les géants sur lesquels ils se juchent. Alors que Kevin J., non. Il monte sur les épaules d'un géant, mais ce n'est pas pour regarder plus loin, c'est pour regarder par terre. C'est triste, je trouve. Donc, voyons l'argumentaire de Paul le Prophète, l'histoire secrète entre Dune et le Messie de Dune. Et l'argumentaire pose cette question taraudante : dans Dune, Paul est un jeune et gentil idéaliste qui combat des méchants affreux. Dans Le Messie de Dune, il est d

Fais-le, ou ne le fais pas, mais il n'y a pas d'essai

 Retravailler un essai vieux de dix ans, c'est un exercice pas simple. Ça m'était déjà arrivé pour la réédition de Mythe & super-héros , et là c'est reparti pour un tour, sur un autre bouquin. Alors, ça fait toujours plaisir d'être réédité, mais ça implique aussi d'éplucher sa propre prose et avec le recul, ben... Bon, c'est l'occasion de juger des progrès qu'on a fait dans certains domaines. Bref, j'ai fait une repasse de réécriture de pas mal de passages. Ça, c'est pas si compliqué, c'est grosso modo ce que je fais une fois que j'ai bouclé un premier jet. J'ai aussi viré des trucs qui ne me semblaient plus aussi pertinents qu'à l'époque. Après, le sujet a pas mal évolué en dix ans. Solution simple : rajouter un chapitre correspondant à la période. En plus, elle se prête à pas mal d'analyses nouvelles. C'est toujours intéressant. La moitié du chapitre a été simple à écrire, l'autre a pris plus de temps parce q

Le dessus des cartes

 Un exercice que je pratique à l'occasion, en cours de scénario, c'est la production aléatoire. Il s'agit d'un outil visant à développer l'imagination des élèves, à exorciser le spectre de la page blanche, en somme à leur montrer que pour trouver un sujet d'histoire, il faut faire feu de tout bois. Ceux qui me suivent depuis longtemps savent que Les canaux du Mitan est né d'un rêve, qu'il m'a fallu quelques années pour exploiter. Trois Coracles , c'est venu d'une lecture chaotique conduisant au télescopage de deux paragraphes sans lien. Tout peut servir à se lancer. Outre les Storycubes dont on a déjà causé dans le coin, il m'arrive d'employer un jeu de tarot de Marseille. Si les Storycubes sont parfaits pour trouver une amorce de récit, le tarot permet de produite quelque chose de plus ambitieux : toute l'architecture d'une histoire, du début à la fin. Le tirage que j'emploie est un système à sept cartes. On prend dans

Vlad Tepes, dit Dracula

" Vous allez vous manger entre vous. Ou bien partir lutter contre les Turcs. " (Dracula, 1430 -1476) Dracula... Le surnom du prince des Valaques est devenu au fil du temps synonyme d'horreur et de canines pointues, principalement sous l'impulsion d'un écrivain irlandais, Bram Stoker, qui le dégrada d'ailleurs au point de le faire passer pour un comte, un bien triste destin pour un voïévode qui fit trembler l'empire qui faisait trembler l'Europe chrétienne. Tout se serait pourtant bien passé s'il n'avait pas été élevé à la cour du Sultan, comme cela se pratiquait à l'époque. En effet, il fut avec son demi-frère Radu otage des Turcs, afin de garantir la coopération de la famille, son père Vlad Dracul étant devenu par la force des choses le fantoche de l'envahisseur (le père se révolta pourtant et y laissa la vie. Mircea, le grand-frère, tenta le coup à son tour avec le même résultat. il est intéressant de noter que les otages

Hail to the Tao Te King, baby !

Dernièrement, dans l'article sur les Super Saiyan Irlandais , j'avais évoqué au passage, parmi les sources mythiques de Dragon Ball , le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) (ou Pèlerinage au Couchant ) (ou Légende du Roi des Singes ) (faudrait qu'ils se mettent d'accord sur la traduction du titre de ce truc. C'est comme si le même personnage, chez nous, s'appelait Glouton, Serval ou Wolverine suivant les tra…) (…) (…Wait…). Ce titre, énigmatique (sauf quand il est remplacé par le plus banal «  Légende du Roi des Singes  »), est peut-être une référence à Lao Tseu. (vous savez, celui de Tintin et le Lotus Bleu , « alors je vais vous couper la tête », tout ça).    C'est à perdre la tête, quand on y pense. Car Lao Tseu, après une vie de méditation face à la folie du monde et des hommes, enfourcha un jour un buffle qui ne lui avait rien demandé et s'en fut vers l'Ouest, et on ne l'a plus jamais revu. En chemin,

Nietzsche et les surhommes de papier

« Il y aura toujours des monstres. Mais je n'ai pas besoin d'en devenir un pour les combattre. » (Batman) Le premier des super-héros est, et reste, Superman. La coïncidence (intentionnelle ou non, c'est un autre débat) de nom en a fait dans l'esprit de beaucoup un avatar du Surhomme décrit par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra . C'est devenu un lieu commun de faire de Superman l'incarnation de l' Übermensch , et c'est par là même un moyen facile de dénigrer le super-héros, de le renvoyer à une forme de l'imaginaire maladive et entachée par la mystique des Nazis, quand bien même Goebbels y voyait un Juif dont le S sur la poitrine signifiait le Dollar. Le super-héros devient, dans cette logique, un genre de fasciste en collants, un fantasme, une incarnation de la « volonté de puissance ».   Le surhomme comme héritier de l'Hercule de foire.   Ce n'est pas forcément toujours faux, mais c'est tout à fait réducteu

Nécrologie ou résurrection

 Hasard du calendrier, voici que ressurgit d'outre-tombe un personnage mort-vivant apparu dans un récit de Spawn, le "Necrocop", créations frankensteinienne de savants fous cherchant à créer un Spawn qu'ils pouvaient contrôler. Ce qui était sans doute illusoire, vu que les créateurs du vrai Spawn n'ont jamais pu contrôler leur propre mort-vivant. Back to the retour (Dans Scorched : L'Escouade Infernale tome 3) Bref. Pourquoi j'en parle ? Parce que derrière les savants-fous, il y avait des auteurs. Les vrais créateurs du personnage, ce sont Jeff Porcherot (alias Arthur Clare) et... moi-même. Et c'était y a pile vingt ans, ce qui ne nous rajeunit pas. Spawn Simonie , où était apparu le personnage, était un beau projet, une coédition entre Semic, l'éditeur de Spawn en France à l'époque, et Todd McFarlane, créateur et éditeur du personnage, qui nous a prêté son jouet. C'était exactement ça, quelque chose de beaucoup plus détendu que ce à quoi n

Insolite et grandiose

 Un des gros intérêts des catalogues d'expo du Musée d'Angoulème, outre le plaisir des yeux, c'est leur caractère d'outil pédagogique. Comme je donne depuis des années des cours de BD, je ramène ce genre de documents à mes élèves. C'est une chose de leur inculquer les bases du dessin et de la narration, mais il est important de leur donner une perspective historique sur le médium. Qui plus est, les planches y sont présentées dans leur jus, avec le jaunissement du papier, les repentirs, les coups de blanc, les bricolages. Ça permet d'accéder à une partie du processus créatif.   L'île des morts par Druillet Aujourd'hui, du coup, c'était le catalogue de l'expo Druillet de cette année (j'ai un peu galéré pour le choper, il a été très vite épuisé sur le festival). Druillet, les jeunes connaissent pas, et c'est effectivement daté, c'est une SF psychédélique assez caractéristique des années 70. C'est quand même l'occasion de leur en

Dune saga l'autre

Encore une rediff du vieux Superpouvoir. Cette fois-ci : Dune, premier article d'une série qui s'est poursuivie quelques temps. Il est à noter que, lors de la rédaction de cet article-ci, il y avait longtemps que je n'avais pas relu les romans d'origine. J'ai du coup corrigé certaines petites imprécisions présentes dans l'article initial. Décidément, je l'aime pas, Kevin J. Anderson. Son boulot sur Star Wars, roman et comics, m'avait emmerdé chaque fois que j'avais mis le nez dedans. Ou tenté de le mettre, d'ailleurs, je ne m'accrochais jamais très longtemps. J'avais essayé un de ses préquelles à Dune, et ça avait été pire : j'avais dû tenir à peine deux chapitres tellement j'avais trouvé ça hors sujet dans l'écriture comme dans ce qu'elle racontait. C'était il y a longtemps. Et puis j'étais passé à autre chose, parce que j'ai passé l'âge de beugler comme un fanboy qui se sent trahi. M