Accéder au contenu principal

Comment j'ai appris à ne plus m'en faire et à aimer Stanley Kubrick


Là encore, un article conçu pour superpouvoir.com ancienne manière. Comme je n'ai pas encore apprivoisé la nouvelle version, et que ce papier n'est pas spécialement orienté comics, je préfère le reposter ici.


Je m'appelle Alex, et j'aime Beethoven.

La proposition ci-dessus est parfaitement vraie et parfaitement anodine. Ou non, elle ne l'est plus. Je l'aurais proférée n'importe quand avant 1971 (voire 1962, mes frères, mais comme souvent, le livre n'a pas eu sur les systèmes de représentation des masses le même impact que le film), elle l'aurait été. Et maintenant, donc, elle ne l'est plus.

"Je m'appelle Alex, et j'aime Beethoven" est, de nos jours, une manière de se présenter qui vous fait immanquablement passer non pour un mélomane, mais pour un dangereux sociopathe. En cause, le film Orange Mécanique, de Stanley Kubrick, adapté d'un roman d'Anthony Burgess. Etrange magie que celle qui transforme le sens d'une phrase par la grâce de quelques images qui lui sont extérieures.

Je sais pas pourquoi il a une telle réputation, ce pauvre Alex :
Il est pas bien, là ? à la fraîche, décontracté du...

Nanti d'une réputation sulfureuse, le film a beaucoup choqué. C'est essentiellement l'esthétisation de la violence qui a choqué à l'époque, et l'amoralisme explicite, dont on craignait qu'il influence la jeunesse. Bien entendu, comme dans la plupart des scandales de ce genre, les gens se sont arrêtés à la surface la plus évidente des choses, à ce qui se voyait à l'écran sans avoir à l'analyser, et pas à ce qu'il y avait derrière et qui était autrement plus subversif, ce qui questionnait bien plus leurs convictions les mieux ancrées. Mais on y reviendra.

Il est de bon ton aussi de dire que le film a vieilli. Là encore, moquer le style psyché seventies est un bon moyen de ne pas se confronter au propos, qui reste pourtant d'une actualité brûlante quand on entend les rodomontades des ministres de l'Intérieur successifs dans ce pays et les réactions de leurs opposants, qui nous présentent à chaque fois les mêmes arguments et la même pantomime, copiant maladroitement le film sans en avoir le sens dramaturgique. Non, le film n'a pas vieilli, si ce n'est éventuellement en surface, une fois encore.

Non que Kubrick eût négligé la surface, loin s'en faut. Dès cette époque, son perfectionnisme maniaque l'avait conduit à particulièrement soigner les moindres détails visuels. Le documentaire Kubrick's boxes évoque en passant la quête du "sinister hat", le chapeau idéal pour ce voyou d'Alex, pour lui donner un côté à la fois cocasse et inquiétant, et les essayages sans fin dont il reste des centaines de photos. Se pencher sur un film de Kubrick, c'est devoir en disséquer la surface et l'apparence, mais aussi de s'intéresser à ce qui en agite les tréfonds, aux rapports qui se créent entres des éléments qui peuvent sembler disparates.

Dites-le que vous l'aimez pas, mon chapeau !
Dites-le si vous osez !

Le film narre l'histoire d'un "jeune homme qui s'intéresse principalement au viol, à l'ultraviolence et à Beethoven". Poser les choses en ces termes est déjà poser un problème. Soit Beethoven est un intrus dans l'énumération, et le film pourrait essayer de démontrer en quoi il est un intrus, et l'amour que lui porte Alex est déjà, comme le pensent certains critiques et commentateurs, une porte vers la rédemption, soit cette énumération présente un portrait cohérent et assumé comme tel du protagoniste. Que nous montre le film ? Que le jeune Alex est guéri de son addiction à Beethoven en même temps qu'on le guérit de sa violence. Et pour enfoncer le clou, le traitement qui guérit Alex juxtapose la musique de Beethoven (et rien moins que l'Ôde à la Joie, dans une version déglinguée à souhait) à des images de l'Allemagne Nazie. Beethoven, anomalie dans la liste ? Voire.

Je vous avais dit que j'adore Beethoven, au fait ?

Et l'entreprise de discret dynamitage menée par Kubrick ne s'arrête pas là. Si l'aumônier de la prison essaie de racheter l'anti-héros du film en l'ouvrant aux splendeurs de l'Histoire Sainte, ce dernier trouve en effet fascinante la Bible et ses récits de massacres, violences et autres coucheries brutales. Et là, on dirait bien que le discours commence à donner dans une forme de subversion insidieuse, comme s'il tentait gentiment de nous rappeler qu'une civilisation dont les fondamentaux (on parlait dernièrement de "racines chrétiennes", si je ne m'abuse, ou jeune Mabuse, d'ailleurs, vu le sujet) sont à ce point imprégnés de violence ne peut produire qu'une jeunesse violente. Violence aussi de la répression, avec ses matons imbéciles et infatués de leur mission qui surimposent une brutalité arbitraire à la brutalité spontanée et sauvage du personnage. Comme si, dans le fond, ce n'était pas sa violence, le problème, mais le fait qu'elle s'exprime hors cadre, sans contrôle de l'institution.

Violent, non... Un peu soupe au lait, voilà tout.

C'est la que s'exprime à plein le génie de Kubrick, ancien photographe de presse habitué à donner du sens à un cliché pris à la volée, et qui ici injecte et surinjecte du sens à son récit en travaillant cadre et mouvements de caméras, effets de juxtapositions narratives et visuelles jusqu'à produire des images extrêmement iconiques (tous ses films regorgent d'images s'imposant comme icônes d'une façon immédiate et évidente, souvent par le biais de regards dérangeants) mais aussi musicales dans le but de produire du sens et souvent une subtile dissonance cognitive : on se souvient de la chanson du Mickey Mouse Club dans Full Metal Jacket, mais aussi du Singing in the Rain qui clôture Orange Mécanique d'une façon ironique et horriblement grinçante, voire du final de Docteur Folamour, qui a inauguré la technique (Sam Peckinpah saura s'en souvenir en recyclant efficacement le procédé dans Croix de Fer). Créer de la dissonance, c'est un art dans lequel Kubrick est passé maître, par des musiques distordues appuyées par des regards vrillés dans ceux des spectateurs (car quand tu regardes un film de Kubrick, le film aussi regarde en toi), par des décalages entre la musique et l'image, par des glissements de sens.

Se scandaliser d'Orange Mécanique, c'est se fermer par réflexe à ce malaise. Comme les participants de ces expériences de psychologie à qui on montrait rapidement des cartes à jouer, parmi lesquelles étaient glissées des cartes anormales, un 7 de pique rouge, par exemple, et qui les identifiaient comme des cartes normales (7 de pique noir, ou 7 de cœur), jusqu'à ce qu'on réduise la fréquence et qu'ils ressentent un malaise indéfinissable. Kubrick est expert à faire naître des malaises de ce type, par toutes sortes de moyens ; et se scandaliser, nier le malaise pour se concentrer sur des formes extérieures, c'est nier le sens de l'œuvre de Kubrick, cette interrogation des catégories usuelles de la pensée.

Cette tentative instinctive de réduction, c'est encore du Kubrick : c'est se ranger du côté de ses personnages confits de certitudes morales et sociales, qui fuient la question, et répondent à côté parce qu'ils échouent à la percevoir.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le Messie de Dune saga l'autre

Hop, suite de l'article de l'autre jour sur Dune. Là encore, j'ai un petit peu remanié l'article original publié il y a trois ans. Je ne sais pas si vous avez vu l'argumentaire des "interquelles" (oui, c'est le terme qu'ils emploient) de Kevin J. En Personne, l'Attila de la littérature science-fictive. Il y a un proverbe qui parle de nains juchés sur les épaules de géants, mais l'expression implique que les nains voient plus loin, du coup, que les géants sur lesquels ils se juchent. Alors que Kevin J., non. Il monte sur les épaules d'un géant, mais ce n'est pas pour regarder plus loin, c'est pour regarder par terre. C'est triste, je trouve. Donc, voyons l'argumentaire de Paul le Prophète, l'histoire secrète entre Dune et le Messie de Dune. Et l'argumentaire pose cette question taraudante : dans Dune, Paul est un jeune et gentil idéaliste qui combat des méchants affreux. Dans Le Messie de Dune, il est d

Le dessus des cartes

 Un exercice que je pratique à l'occasion, en cours de scénario, c'est la production aléatoire. Il s'agit d'un outil visant à développer l'imagination des élèves, à exorciser le spectre de la page blanche, en somme à leur montrer que pour trouver un sujet d'histoire, il faut faire feu de tout bois. Ceux qui me suivent depuis longtemps savent que Les canaux du Mitan est né d'un rêve, qu'il m'a fallu quelques années pour exploiter. Trois Coracles , c'est venu d'une lecture chaotique conduisant au télescopage de deux paragraphes sans lien. Tout peut servir à se lancer. Outre les Storycubes dont on a déjà causé dans le coin, il m'arrive d'employer un jeu de tarot de Marseille. Si les Storycubes sont parfaits pour trouver une amorce de récit, le tarot permet de produite quelque chose de plus ambitieux : toute l'architecture d'une histoire, du début à la fin. Le tirage que j'emploie est un système à sept cartes. On prend dans

Fais-le, ou ne le fais pas, mais il n'y a pas d'essai

 Retravailler un essai vieux de dix ans, c'est un exercice pas simple. Ça m'était déjà arrivé pour la réédition de Mythe & super-héros , et là c'est reparti pour un tour, sur un autre bouquin. Alors, ça fait toujours plaisir d'être réédité, mais ça implique aussi d'éplucher sa propre prose et avec le recul, ben... Bon, c'est l'occasion de juger des progrès qu'on a fait dans certains domaines. Bref, j'ai fait une repasse de réécriture de pas mal de passages. Ça, c'est pas si compliqué, c'est grosso modo ce que je fais une fois que j'ai bouclé un premier jet. J'ai aussi viré des trucs qui ne me semblaient plus aussi pertinents qu'à l'époque. Après, le sujet a pas mal évolué en dix ans. Solution simple : rajouter un chapitre correspondant à la période. En plus, elle se prête à pas mal d'analyses nouvelles. C'est toujours intéressant. La moitié du chapitre a été simple à écrire, l'autre a pris plus de temps parce q

Le silence des anneaux

 C'était un genre de malédiction : chaque fois que j'ai essayé de me mettre aux Anneaux de Pouvoir, j'ai eu une panne d'internet dans la foulée. Et comme je peux pas tout suivre non plus, et que sans m'avoir totalement déplu, les premiers épisodes ne m'avaient pas emporté, j'étais passé à autre chose. Finalement, j'ai complété la première saison. Je vous ai dit que j'étais toujours super en avance sur les série télé ? Genre j'ai fini The Expanse l'an passé seulement. Et donc, qu'est-ce que j'en pense ? On est un peu sur le même registre que Fondation . Des tas de concepts sont repris, d'autre sont pas forcément compris, et on triture la chronologie.   C'est compliqué par le fait que les droits ne couvrent que le Seigneur des Anneaux et ses appendices, une source forcément incomplète dès qu'on se penche sur les origines de ce monde. Le reste est zone interdite et les auteurs ont dû picorer dans des références parfois obsc

Nettoyage de printemps

 Il y a plein de moyens de buter sur un obstacle lorsqu'on écrit. Parfois, on ne sait pas comment continuer, on a l'impression de s'être foutu dans une impasse. C'est à cause de problèmes du genre qu'il m'arrive d'écrire dans le désordre : si je cale à un endroit, je reprends le récit plus tard, sur un événement dont je sais qu'il doit arriver, ce qui me permet de solidifier la suite, puis de revenir en arrière et de corriger les passages problématiques jusqu'à créer le pont manquant.  D'autres tiennent à des mauvais choix antérieurs. Là, il faut aussi repartir en arrière, virer ce qui cloche, replâtrer puis repartir de l'avant. Souvent, ça ne tient qu'à quelques paragraphes. Il s'agit de supprimer l'élément litigieux et de trouver par quoi le remplacer qui ne représente pas une contrainte pour le reste du récit. Pas praticable tout le temps, ceci dit : j'en parlais dernièrement, mais dès lors qu'on est dans le cadre d'

Sortie de piste

 Deux sorties culturelles cette semaine. C'est vrai, quoi, je ne peux pas rester confiner non stop dans mon bunker à pisser du texte. La première, ça a été l'expo sur les chamanes au musée du Quai Branly, tout à fait passionnante, avec un camarade belge. Je recommande vivement. Les motifs inspiré des expériences psychédéliques Les boissons locales à base de lianes du cru Les tableaux chamaniques Truc intéressant, ça s'achève par une expérience en réalité virtuelle proposée par Jan Kounen, qui visiblement n'est jamais redescendu depuis son film sur Blueberry. C'est conçu comme un trip et c'en est un L'autre sortie, avec une bonne partie de la tribu Lavitch, c'était le Dune part 2 de Denis Villeneuve. Y a un lien entre les deux sorties, via les visions chamaniques, ce qu'on peut rapprocher de l'épice et de ce que cela fait à la psyché de Paul Muad'dib. Par ailleurs, ça confirme ce que je pensais suite à la part 1, Villeneuve fait des choix d&#

Hail to the Tao Te King, baby !

Dernièrement, dans l'article sur les Super Saiyan Irlandais , j'avais évoqué au passage, parmi les sources mythiques de Dragon Ball , le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) (ou Pèlerinage au Couchant ) (ou Légende du Roi des Singes ) (faudrait qu'ils se mettent d'accord sur la traduction du titre de ce truc. C'est comme si le même personnage, chez nous, s'appelait Glouton, Serval ou Wolverine suivant les tra…) (…) (…Wait…). Ce titre, énigmatique (sauf quand il est remplacé par le plus banal «  Légende du Roi des Singes  »), est peut-être une référence à Lao Tseu. (vous savez, celui de Tintin et le Lotus Bleu , « alors je vais vous couper la tête », tout ça).    C'est à perdre la tête, quand on y pense. Car Lao Tseu, après une vie de méditation face à la folie du monde et des hommes, enfourcha un jour un buffle qui ne lui avait rien demandé et s'en fut vers l'Ouest, et on ne l'a plus jamais revu. En chemin,

Archie

 Retour à des rêves architecturaux, ces derniers temps. Universités monstrueuses au modernisme écrasant (une réminiscence, peut-être, de ma visite de celle de Bielefeld, il y a très longtemps et qui a l'air d'avoir pas mal changé depuis, si j'en crois les photos que j'ai été consulter pour vérifier si ça correspondait, peut-être était-ce le temps gris de ce jour-là mais cela m'avait semblé bien plus étouffants que ça ne l'est), centres commerciaux tentaculaires, aux escalators démesurés, arrière-lieux labyrinthiques, que ce soient caves, couloirs de service, galeries parcourues de tuyauteries et de câblages qu'on diraient conçues par un Ron Cobb sous amphétamines. J'erre là-dedans, en cherchant Dieu seul sait quoi. Ça m'a l'air important sur le moment, mais cet objectif de quête se dissipe avant même mon réveil. J'y croise des gens que je connais en vrai, d'autres que je ne connais qu'en rêve et qui me semblent des synthèses chimériqu

Nettoyage de printemps (bis)

 Une étagère de mon bureau était en train de s'effondrer sous le poids des bouquins. C'est un peu le destin de toutes les étagères à bouquin en agglo, surtout lorsque comme moi on pratique le double rayonnage et la pile branlante.     J'ai profité de deux facteurs, du coup : 1- Ma connexion internet était à nouveau en rade et je ne pouvais plus bosser. 2- Mon fiston avait besoin que je lui file un coup de main dans son appart et que je l'aide à acheter un peu de matériel à cet effet, dans une grande surface spécialisée au nom absurde puisqu'il associe la fonction d'Arthur au nom de son enchanteur, créant une fusion à la Dragon Ball dont Chrétien de Troyes n'aurait osé rêver. Bref, j'ai passé les deux jours suivant à virer des étagères déglinguées, à les remplacer par des trucs de meilleure qualité et d'un peu plus grande capacité (oui, c'était pensé) pour m'apercevoir de deux trucs : 1- Le modèle que j'ai acheté a changé de quelques centi

Le super-saiyan irlandais

Il y a déjà eu, je crois, des commentateurs pour rapprocher le début de la saga Dragonball d'un célèbre roman chinois, le Voyage en Occident (ou Pérégrination vers l'Ouest ) source principale de la légende du roi des singes (ou du singe de pierre) (faudrait que les traducteurs du chinois se mettent d'accord, un de ces quatre). D'ailleurs, le héros des premiers Dragonball , Son Goku, tire son nom du singe présent dans le roman (en Jap, bien sûr, sinon c'est Sun Wu Kong) (et là, y aurait un parallèle à faire avec le « Roi Kong », mais c'est pas le propos du jour), et Toriyama, l'auteur du manga, ne s'est jamais caché de la référence (qu'il avait peut-être été piocher chez Tezuka, auteur en son temps d'une Légende de Songoku ).    Le roi des singes, encore en toute innocence. Mais l'histoire est connue : rapidement, le côté initiatique des aventures du jeune Son Goku disparaît, après l'apparition du premier dr